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Amnésia

 

Exposition collective : Ammar Bouras | Dalila Dalléas Bouzar | Mustapha Sedjal 

Galerie Karima Celestin, Marseille

Du 1er novembre au 23 décembre 2012 

Interférence / Performance :  le 1 décembre 2012




























Si Etayeb El Watani


« La mémoire comme province de l’imagination ? »

Par Fanny Gillet

 

En ce cinquantenaire de l’indépendance algérienne, les différentes manifestations commémoratives ont démontré que les enjeux mémoriels sont plus que jamais prégnants entre la France et l’Algérie. L’exposition collective Amnesia organisée par Karima Célestin nous permet d’appréhender ces moments de l’histoire à travers le regard de trois artistes algériens de parcours et de générations différents laissant penser que ni le temps, ni le déplacement par la contrainte de l’exil ou le choix de l’émigration ne semblent atténuer la nécessité detémoigner de ce processus.

 

Dans une analyse du film Nuit et brouillard du cinéaste Alain Resnais, le critique François Niney se demandait comment rendre compte de la mémoire d’événements douloureux sans tomber dans la surexposition ou le coma, exercice qui se révèlerait périlleux lorsqu’il est soumis à la représentation. C’est ainsi que Dalila Dalléas Bouzar, Ammar Bouras et Mustapha Sedjal tentent de « recharner » l’histoire de l’Algérie à travers cet acte fondateur que fut la guerre de libération, invitant à considérer pleinement l’assertion de Paul Ricoeur : « Imagination et mémoire ont pour trait commun la présence de l’absent ». S’attelant à défaire les noeuds du récit, à en (re)construire le sens par l’image, les trois artistes ont pourpoint commun le recours aux documents d’archives. Cette pratique contemporaine semble s’inscrire dans un besoin, et même peut-être dans une urgence de mémoire. En effet, enconfrontant, en déplaçant ou en associant l’archive à l’oeuvre, les artistes, dans une démarche quasi-ethnographique, déploient un faisceau de questionnements qui traversent l’acte decréation artistique, son rapport à la mémoire, à l’institution, à la visibilité ou encore à latotalité. L’archive, cette « impatience absolue du désir de mémoire » évoquée par Derrida,devient alors cet outil propice à révéler les traces matérielles du passé mais surtout la preuvequ’un présent se fait jour à chaque instant.

 

L’impact de l’image est d’autant plus important lorsque se fixe l’inexplicable. Dans la série de dessins réunie sous le titre Algérie année 0 (2011), Dalila Dalléas Bouzar utilise les archives photographiques comme moyen de faire émerger la mémoire de la guerre d’Algérieet celle de la

« décennie noire ». Selon l’artiste, le titre évoque le commencement, celui du temps du souvenir, de l’être ensemble, car souvenir c’est se construire individuellement et collectivement. Ainsi, les images choisies sont autant d’icônes dont l’artiste reconfigure la sémantique en reproduisant des bribes, des détails, laissant au spectateur le soin d’enrecomposer les lacunes. Ici, le mouvement de la mémoire est double et quasi-synchronique. D’une part, l’artiste fait appel au mécanisme du souvenir du regardeur dans un mouvement de remémoration de l’image-symbole et, d’autre part, c’est la mémoire même de l’événement historique qui resurgit face à cette image. La guerre de libération servirait alors à alimenter et à fabriquer le présent, les deux événements se faisant écho par le truchement de la violence générée mais aussi par la manipulation idéologique dont ils font l’objet. Ainsi, par un effet d’anamnèse, Dalila Dalléas Bouzar révèlerait les failles d’un travail de mémoire non abouti dans la construction de l’imaginaire social, ce devenir ensemble.

 

Dans une volonté analogue d’interroger l’histoire, Ammar Bouras investit le réel de l’image documentaire en se la réappropriant par diverses manipulations dans la vidéo Ez-Zaïm, le roi est mort, vive le roi (2002-2003). Déjà filtrées par le média télévisé, cet artefact historique qu’est l’image informative acquiert un sens nouveau par le détournement, procédé dont l’artiste est coutumier. Se succédant au rythme solennel de la Shahrazade du compositeur Rimski-Korsakov, des mains se détachent peu à peu d’un fond saturé, battant la cadence. Ces mains anonymes qui semblent acclamer ou se tournent en oraison vers le ciel répondent à lagestuelle officielle du président Abdelaziz Bouteflika enlaçant et flattant ses interlocuteurs.

Fonctionnant comme autant de repères, l’artiste choisit d’explorer la mémoire collective des algériens en mobilisant les rituels et les symboles du politique dans lequel, par unretournement ironique, la main renverrait à l’imaginaire qui entoure la khamsa protectrice. Dénonçant les abus d’un système dont les médias se font le relai, l’artiste confronte la figure du chef charismatique (zaïm) à la mémoire du traumatisme non assumé de la

« décennie noire » dans une succession de références à la violence de cette période de terrorisme qui amarqué le pays durant les années 1990 (visage cagoulé du « ninja », fond rouge, son saturé).


Avec Un seul héros : le peuple, mon père (2012), Mustapha Sedjal s’attache à démonter le mécanisme de la mémoire instituée, celle qui, comme le montre l’analyse webérienne, sert de fondement à toute prétention à la légitimité du pouvoir. A partir de la photographie des six chefs historiques du FLN à l’origine du déclenchement de la guerre de libération le 1er novembre 1954, l’artiste interroge la portée mythique de l’événement fondateur. Erigée en symbole, l’image sert de point d’appui à une fiction où les éléments personnels viennent étroitement se mêler à l’imaginaire national. C’est en invoquant la mémoire de son père résistant qu’il tente d’humaniser le discours politique officiel qui ne reconnaît comme seul héros de la libération cette entité plurielle : al miliun wa nisf šahid ("le million et demi demartyrs"). En s’appuyant sur une mise en scène qui fait appel à la multiplicité des supports (installation, dessins, peintures, vidéos), Mustapha Sedjal confronte une histoire algérienne comprimée où l’excès commémoratif ne semble plus parvenir à contenir les mécanismes de la mémoire individuelle. Loin de l’aspect revendicatif, l’oeuvre se donnerait alors à voir comme ce point intermédiaire résorbant les tensions entre mémoire individuelle, mémoire collective et mémoire historique. L’émergence de la subjectivité propre à toute création s’élèverait en ce lieu fragile, celui d’une histoire dont la tradition nationaliste a savamment élaboré les ressorts de l’occultation.


En Algérie, la guerre de libération et la « décennie noire » sont les deux événements qui ont marqué l’histoire du pays à la fois par le tragique de la violence et par la manipulation mémorielle dont ils ont fait l’objet. Des faits historiques qui ne parviennent pas à être définis, sauf par l’euphémisation (« événements ») voire l’absence (« Guerre sans nom », « guerre invisible »). Evoquant les années de terrorisme, la journaliste et écrivain Salima Ghezali affirme que l’absence de visibilité n’est pas tant problématique que l’absence de tout ce qui peut donner un sens aux images et c’est bien cela qui est en jeu dans le travail des trois artistes réunis par Karima Célestin dans l’exposition Amnesia. Tant durant la guerre d’indépendance algérienne que durant la décennie noire, les images ont constitué un enjeu politique. Si, aujourd’hui, à l’ère de la numérisation, l’image tend à se démultiplier, le risque de l’oubli réapparaît sous la forme de la dilution et de l’indifférenciation devant ce trop plein, mettant en question le sens de la mémoire. Comme le précisait Pierre Bourdieu, « le travail d’anamnèse de l’inconscient historique est l’instrument majeur de maîtrise de l’histoire, donc du présent », l’artiste, ce producteur de sens, permettrait de rendre visible ce processus de rappel nécessaire en évitant l’écueil de la

« tyrannie de la mémoire ».

 

Fanny Gillet

 

Fanny Gillet est doctorante au Centre d’histoire sociale de l’Islam méditerranéen (CHSIM) de l’EHESS. Bénéficiaire d’une bourse de recherche pour le programme « Recherches etmondialisation » au sein du Centre Georges Pompidou en 2011, ses travaux portent sur l’analyse de la création plastique dans l’Algérie post-indépendante. Elle a publié « Les artistes algériens pendant la guerre d’Algérie : entre quête de reconnaissance et construction d’un discours esthétique moderne », Textuel, n°63, 2010 et « Pratique artistique et régime de l’image dans l’Algérie post-coloniale : 1962-1965 », Quaderns de la Mediterrània, n°15,2011 (http://www.iemed.org/publicacions/quaderns/15). A venir : « Lieux de résistance, lieux de négociation dans l’Algérie post-indépendante (1962-1988) : pour une pratique de l’espace public », Cahiers du GREMAMO.


Séquence. II

Vidéo DVD

Durée 3 mn

Année 2012

 

Une image peut en cacher une autre… sous un rythme long des images, une ombre et un sac plastiques défilent, une main tente d’ouvrir un tiroir / la mémoire, pour remettre de l’ordre dans une Histoire trouble…










Amnésia

 

Exposition collective : Ammar Bouras | Dalila Dalléas Bouzar | Mustapha Sedjal 

Galerie Karima Celestin, Marseille

Du 1er novembre au 23 décembre 2012 

Interférence / Performance :  le 1 décembre 2012